Zoom sur la première fibre textile utilisée au monde : le coton. Le TADM a rendu visite à un pionnier de la cotonculture biologique à Juarez Tavora, petite ville du Nordeste au Brésil.
Recette de Dona Pretta et Rizeildo
Son cours mondial est fixé au Nord par le monde de la finance occidentale, et sa culture au Sud occasionne de nombreux impacts pour les pays en développement :
- Insécurité économique (un cours aussi aléatoire que les gains de la roue de la fortune)
- Catastrophes environnementales (irrigations gargantuesques et records d’utilisation de pesticides : respectivement 25 et 50% des consommations mondiales et indiennes)
- Dangers sanitaires (malformations, problèmes de fertilité, cancers…)
- Abus sociaux (cultivateurs non payées dans les délais impartis, esclavage moderne dénoncé en Ouzbékistan)
Pourquoi continuer à cultiver du coton dans ces conditions ?
Une autre vision existe !… C’est celle que partagent Rizeildo et sa femme Pretta : un coton cultivé sans produit chimique et vendu équitablement. Simple et plein d’audace au pays de l’agrobusiness et des grandes sécheresses synonymes de famine. L’exemple de Pretta et Rizeildo donne envie d’y croire…
Voici la recette locale, fondée sur les bases d’une agriculture paysanne :
- Établir des relations commerciales stables,
- Rester à l’écoute de la nature,
- S’unir face à l’adversité,
- Et garder les pieds sur terre…
Trouver des partenaires commerciaux
Dans le Nordeste, le coton représente une culture de rente traditionnelle. La vente du coton permet d’ajouter un revenu complémentaire annuel fixe à celle des cultures vivrières.
Il y a plus de 20 ans, en 1992 Rizeildo décide de cultiver du coton biologique. Il est alors le premier de sa région à se lancer dans l’aventure.
Avec le soutien du COEP (une ONG brésilienne de lutte contre la faim) et l’Embrapa (centre national d’agronomie du Brésil), Rizeildo cultivera du coton blanc avant de choisir une toute nouvelle variété, un coton naturellement coloré, pour répondre à la demande locale. Aujourd’hui c’est le coton le mieux payé au Brésil et peut-être au monde : 3.07 USD le kilo contre 1.33 pour le cours mondial actuel. Le coton naturellement coloré est assez recherché dans l’Etat du Paraíba, ce qui facilite sa commercialisation.
Pretta et Rizeildo vivent simplement mais sont de vraies touches à tout. En plus de la culture du coton, Rizeildo tient une boucherie plusieurs jours par semaine, ils vendent aussi une partie de leurs cultures vivrières au marché hebdomadaire et tiennent la petite épicerie du hameau. Leur maison est toujours remplie. Lorsqu’ils ne reçoivent pas la visite d’une de leurs deux filles qui habitent le hameau, ou de l’un de leurs trois petits enfants, ce sont les autres enfants du hameau qui viennent tuer le temps chez eux après l’école, ou les agriculteurs qui s’arrêtent boire un verre à la petite épicerie qu’ils tiennent sur le côté de leur maison. Leur expérience et leur réussite a vite fait des émules. Aujourd’hui, parmi les 50 familles de sa communauté, 15 cultivent du coton.
Écouter la nature
C’est donc en culture bio que démarre le jeune agriculteur. Ce qui signifie zéro irrigation et zéro intrants chimiques.
Ça paraît insensé dans une des régions les plus arides du Brésil et où sévit un insecte bien connu des cotonculteurs, le charançon du cotonnier, en nom local, le « bicudo » .
Pour l’eau, la période de semis est calée sur le calendrier climatique de la région : Rizeildo sème au moment de la saison pluvieuse, qui apporte au cotonnier l’eau nécessaire à sa croissance. La saison sèche coïncide alors avec le moment de la récolte, lorsque les capsules ont besoin de chaleur pour s’ouvrir et laisser sécher les fibres de coton.
Quant au principal ravageur du coton, le bicudo, il est écarté des champs en arrachant à la main les parties attaquées (l’insecte pond ses œufs dans les boutons de fleur du coton où les larves œuvrent ensuite à un véritable festin). Pour la prochaine campagne, les cotonculteurs de Juarez Tavora tenteront une nouvelle expérience pour éviter les ravages du bicudo. Ils décaleront les semis d’un mois pour éviter que la période de ponte de l’insecte ne coïncide avec celle de l’arrivée des boutons du cotonnier. Les rares boutons infestés pendant la période de ponte du ravageur seront alors arrachés manuellement avant la prolifération de l’insecte.
Au final : la culture du coton est bien adaptée aux contraintes locales, sans aucune irrigation ni produit nocif pour l’homme, sa planète et son porte-monnaie.
Cultiver sans compter
En cultivant aussi simplement, Rizeildo peut-il être gagnant? Sa réponse est plutôt surprenante…
« Si je commençais à réfléchir au temps passé dans le champ au regard de la somme que je gagne, je ne cultiverais probablement plus de coton ! Entre le moment où je sème le coton et celui où je le récolte pour le vendre et préparer les semences de l’année suivante, je ne peux pas dire au total combien de temps ma femme, les employés occasionnels et moi nous consacrons exclusivement à cette culture. Quand je sors le tracteur pour préparer le champ, je ne vais pas seulement m’occuper de la partie où je vais semer du coton, je sème aussi du maïs, des haricots… Mes journées ne sont jamais les mêmes. Il y a des taches quotidiennes, comme nourrir le bétail chaque matin, et les activités périodiques… Entre la période de semis et de récolte, je peux rester plusieurs jours sans m’occuper du champ de coton. Et puis il y a les imprévus, aujourd’hui par exemple j’ai dû passer une bonne partie de ma journée en ville pour la réparation de ma mobylette…«
Sur les 15 ha que possède Rizeildo, seul deux sont réservés une partie de l’année (de juin à octobre) à la culture du coton. Une grande partie des terres est consacrée au pâturage de son bétail et le reste à la culture vivrière. C’est le principe de l’agriculture familiale : une agriculture qui associe culture de rente (ici le coton), à des cultures vivrières (ici le maïs, le manioc et encore les haricots, à la base de la cuisine brésilienne du Nordeste).
Le seul calcul que s’impose Rizeildo, c’est celui de la taille de la surface à cultiver. S’il ne consacre que 2 ha de ses terres au coton, c’est qu’au moment de la récolte seules trois personnes travaillent au champ : lui-même, sa femme et un ouvrier agricole embauché à l’occasion.
Aujourd’hui Rizeildo compte plus de 20 récolte à son actif. Dans les meilleurs années, son champ peut produire 4000 kg et cette année il estime la récolte à 1500 kg. « Cela dépend surtout de la pluie. Plus elle est abondante et plus la récolte est bonne. »
Le premier cotonculteur bio de Juarez Tavora accepte cette imprévisibilité : « tant que je gagnerai de l’argent, je continuerai à cultiver du coton. » Rizeildo cultive toujours sans compter _sans pour autant mettre tout ses œufs dans le même panier grâce au système de l’agriculture paysanne_ et en espérant le meilleur pour la récolte suivante, fort des conditions de vente basées sur le long terme.
S’unir face à l’adversité
Le coton naturellement coloré est très recherché dans l’Etat du Paraíba, mais avec la quantité produite par ses deux petits hectares, Rizeildo aurait du mal à répondre seul à la demande. Avec l’association du village, la communauté Margarida Maria Alves, qui compte aujourd’hui 15 familles de cotonculteurs, Rizeildo a pu être mis en contact avec des professionnels de la filière du textile et de l’habillement. Ces acheteurs ont tissé avec les producteurs des relations commerciales durables, ce qui garantit à Rizeildo de retrouver les mêmes partenaires commerciaux et donc les mêmes conditions de vente à chaque nouvelle campagne, quelle que soit l’importance de sa récolte.
Autre atout non négligeable parmi les moyens matériels dont disposent les cotonculteurs. Grâce à leur association, ils ont pu financer l’achat d’un tracteur, principalement utilisé au moment du labourage de la terre et pour l’acheminement des récoltes. Avec l’aide du gouvernement Brésilien, et le financement par des fonds privés, l’association a également obtenu la construction d’une usine d’égrenage. Elle permet aux cotonculteurs de Juarez Tavora de vendre un coton « prêt-à-l’emploi » pour les usines de filature et de tissage. Une valeur ajoutée apportée au coton-graine non négligeable pour les producteurs qui évitent de passer par un intermédiaire pour l’égrenage.
La création de la communauté Margarida Maria Alves a aussi suggéré aux agriculteurs de Juarez Tavora une nouvelle manière de voir le développement. En 1992, avec la collaboration du COEP, 14 familles ont reçu 3 chèvres chacune, en échange ensuite du don des premiers petits de ces chèvres à une autre famille. Ce sont aujourd’hui 40 familles qui participent à ce programme dans le village.
Et garder les pieds sur terre…
Élément de base indispensable à toute activité agricole s’il en est un, l’accès à la terre est loin d’être évident au Brésil, c’est même régulièrement une question de vie ou de mort…
Quand Rizeildo décide de cultiver du coton, il vient d’acquérir 15 ha de terre grâce à un programme gouvernemental. Une fazenda, grande exploitation agricole typique du Brésil, est rachetée par l’Etat : 733 ha divisés en 36 parcelles sont redistribués aux familles de l’association Margarida Maria Alves. Un nom hautement symbolique.
Pretta a précieusement gardé le livret rapporté de l’école par une de ses fille qui raconte l’histoire de cette figure locale.
Margarida Maria Alves a présidé différentes organisations de travailleurs ruraux. Pendant ses années de lutte, elle a mené quelques 600 actions en justice contre les « latifundis » (grands propriétaires terriens) de la région. Le 12 août 1983, elle est assassinée à l’âge de 50 ans sur le pas de sa porte.
Chaque année dans la ville de Alagoa Grande, à seulement 15 minutes de voiture de Juarez Tavora, les Brésiliens célèbrent la mémoire de cette pionnière de la défense des droits des travailleurs ruraux du Paraíba en défilant dans les rues la semaine précédent le 12 août. Le Brésil est le deuxième pays au monde le plus inégal en termes de répartition des terres et où la lutte pour son accès fait chaque année de nouveaux morts.
« Le 26 août, lors de la commémoration des 20 ans de la mort de l’indigène, des milliers de femmes paysannes ont paralysé les rues de Brasilia, la capitale du pays, pour exiger leurs droits.
Les organisations participantes – la Commission Nationale des Femmes Travailleuses Rurales (CNMTR) ; la Confédération Nationale des Travailleurs de l’Agriculture (CONTAG), le Mouvement des Sans Terre (MST), les fédérations des États des travailleurs agricoles et les syndicats des travailleurs ruraux, qui font partie du Mouvement Syndical des Travailleurs et Travailleuses Ruraux (MSTTR) entre autres – ont appelé cette manifestation « La Marche des Margaritas » en hommage à la pionnière de leur lutte.» (Article d’Ataulfo Riera, traduit pour le Réseau d’Information et de Solidarité avec l’Amérique Latine -RISAL-, 28/08/03)
C’est grâce au combat de nombreux et nombreuses « Margarida Maria Alves », qu’il y a environ 20 ans, l’État met en place la réforme agraire qui a permis entre autres aux 36 familles d’agriculteurs de l’association Margarida Maria Alves de Juarez Tavora d’avoir accès à la terre. Ces surfaces appartiennent toujours à ces familles de petits producteurs, passés au nombre de 50 avec la reprise des exploitations par leurs enfants.
Aujourd’hui encore, dans le Nordeste et d’autres régions du Brésil, les paysans ont besoin que se poursuive cette réforme agraire. Un documentaire sortira fin 2015 à ce sujet.
Merci à…
Dona Pretta (Margarida Maria Alvis) et à son mari Rizeildo Alvis Do Nascimento, pour l’accueil dans leur famille, et la bienveillance et la disponibilité qu’ils m’ont accordées.
Franscica pour le soutien précieux et inestimable apporté dans cette aventure.
Rubens pour sa sagesse, sa patience et ses dons de traducteur anglais/portugais !
Savio pour son aide précieuse dans ce voyage partagé.
Céline, Angela, Eliene, Romero, Fabio, amis de Joao Pessoa et de Goiania, pour leur accueil inoubliable…
Guillaume et Karen, professeurs du lycée agricole de Genech et leurs élèves des classes de TCGEA1 et Terminale S1 pour le travail préparatoire commun de cette rencontre agricole brésilienne, réalisée dans le cadre de la semaine de la solidarité internationale 2014.
Et surtout à Charlotte, pour le voyage partagé en images et en couleurs, au sens propre comme au figuré : un grand MERCI !
Quelques sources pour aller plus loin dans l’univers du coton de Juarez Tavora:
ICTSD, (2013) ; Coton : Évolution de la production mondiale, son commerce et sa politique ; Note d’information ; le Centre international pour le Commerce et le développement Durable, Genève, Suisse, www.ictsd.org : http://www.ictsd.org/themes/agriculture/research/coton-%C3%A9volution-de-la-production-mondiale-son-commerce-et-sa-politique
Note de l’Agence Belge de Développement : La filière du coton – Une filière cousue de fil blanc http://www.befair.be/fr/publication/thematic-brochures/la-fili-re-du-coton-une-mondialisation-cousue-de-fil-blanc
Thèse d’Ethnologie de Hervé ROUGIER présentée et soutenue publiquement le 6 mars 2006 à Bordeaux : Les Cantadores, poètes improvisateurs de la Cantoria : Une tradition en mouvement dans le Nordeste brésilien.
Pedagogia do feminino, « Margarida Maria Alves na luta pela terra », Ana Paula Romão de Souza Ferreira
Traduction de l’espagnol : Ataulfo Riera, pour RISAL. Article original en espagnol : « Brasil : Las « Margaritas » defienden su derecho a la tierra », Ciberoamerica, 28-08-03 : « L’esprit d’une femme plane sur la lutte pour la terre. Brésil : les « Margaritas » défendent leur droit à la terre », par Alejandro Blanca ( http://risal.collectifs.net/spip.php?page=imprimer&id_article=637 ).
Site du Mouvement des sans terres du Brésil, un article du 2 septembre 2015 :
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